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La réunion devait avoir lieu dans le salon privé du PDG d’Affiliated Transglobal, Harrison Grainger. La pièce, située tout en haut de la tour du groupe, dominait la tranchée formée par l’avenue des Amériques dont on apercevait l’extrémité nord à quelques pâtés de maisons de là, coupée par le rectangle sombre de Central Park. Grainger en personne émergea de son bureau à 13 heures précises. C’était un homme d’allure joviale, au visage étroit et rubicond encadré par des oreilles en chou-fleur sous une calvitie naissante.
— Je constate que tout le monde est là, dédara-t-il à la cantonade.
Smithback, la bouche sèche, transpirant abondamment, jeta un coup d’œil furtif autour de lui en se demandant quelle mouche avait bien pu le piquer d’accepter la proposition de Pendergast. Au moment décisif, le scoop magistral qu’il convoitait prenait une allure nettement moins engageante : non content de se rendre complice d’un vol, il bafouait ouvertement sa déontologie professionnelle.
— Sam, pouvez-vous me présenter ces messieurs ? demanda Granger avec un large sourire.
Samuel Beck, le responsable de la sécurité de la compagnie d’assurances, s’avança avec un hochement de tête. En dépit de sa nervosité, Smithback ne put s’empêcher de remarquer qu’il avait des pieds minuscules de danseuse étoile.
— M. George Kaplan, commença Beck, membre associé du Conseil américain de gemmologie.
Kaplan s’inclina poliment. Avec son costume noir, sa barbiche et ses petites lunettes sans monture, il avait la classe et l’élégance d’un homme du monde du siècle précédent.
— Frederick Watson Collopy, directeur du Muséum d’histoire naturelle de New York.
Collopy, manifestement gêné de se trouver là, serra la main de toutes les personnes présentes.
— William Smithback du New York Times.
Le journaliste, plus mal à l’aise encore, tendit à la ronde une main moite.
— Harrison Grainger, président-directeur général de la holding Affiliated Transglobal Insurance Group.
Un murmure courtois parcourut l’assistance.
— Ranci Marconi, responsable du département des Fraudes de l’Affiliated Transglobal Group.
Dieu du ciel... Smithback n’avait jamais imaginé qu’il puisse y avoir autant de monde.
— Poster lord, secrétaire général de l’Affiliated Transgloba ! Group.
Nouvelles poignées de main générales.
— Skip McGuigan, trésorier de l’Affiliated Transglobal Group.
Smithback, défait, écarta d’un doigt le col de sa chemise.
— Jason McTeague, chargé de la sécurité de l’Affiliated Transglobal Group
Un type armé jusqu’aux dents qui se dandinait nonchalamment opina sans tendre la main.
On se serait cru à un bal de la haute société, lorsque le laquais de service annonce le titre de chaque invité.
— Quant à moi, je suis Samuel Beck, directeur des services de sécurité de l’Affiliated Transglobal Group. Je terminerai en précisant que chacun d’entre nous a été soigneusement fouillé, contrôlé et agréé, précisa-t-il avec un sourire complice tandis que Grainger partait d’un grand rire.
— Fort bien ! Passons aux choses sérieuses, suggéra le PDG en montrant à ses invités le chemin des ascenseurs.
Le petit groupe s’enfonça dans les profondeurs de l’immeuble, empruntant successivement trois ascenseurs différents avant de s’enfoncer dans un dédale de couloirs jusqu’à la plus grosse porte de coffre que Smithback ait jamais vue. Son cœur fit un bond dans sa poitrine.
Beck commença par composer un code sur un clavier, puis il introduisit plusieurs clés dans des serrures spéciales et présenta enfin son œil au viseur d’un scanner optique, sous le regard attentif des autres.
— Messieurs, déclara-t-il au terme de la manœuvre, il nous faut à présent attendre le déblocage de l’ensemble des verrous. Je mettrais à profit ce délai de cinq minutes pour vous donner quelques explications, poursuivit-il avec une fierté manifeste. Ce coffre contient toutes nos polices d’assurance. Toutes sans exception. Chaque police d’assurance a valeur de contrat, et les originaux de ces contrats sont conservés ici. Le montant global de l’ensemble de nos polices s’élève à près de 500 milliards de dollars. Vous comprendrez donc que nous ayons recours aux systèmes de protection les plus sophistiqués. Ainsi, ce coffre est capable de résister à un tremblement de terre de 9 degrés sur l’échelle de Richter, à un cyclone de force 5, ou encore à l’explosion d’une bombe nucléaire de cent kilotonnes.
Smithback, dégoulinant de sueur, prenait des notes tant bien que mal en laissant des traces moites sur son bloc. Pense à ton papier, à rien, d’autre.
Une petite sonnerie tinta.
— Messieurs, ce signal nous indique que les cinq minutes sont écoulées et que les verrous ont été tirés.
Beek tira un levier vers lui et un léger ronronnement se fit entendre alors que la lourde porte blindée, d’une épaisseur de près de deux mètres, pivotait lentement vers l’extérieur.
Le petit groupe franchit un premier seuil sous le regard attentif du garde armé qui fermait la marche, puis il passa deux autres portes de dimensions impressionnantes avant de pénétrer dans ce qui devait être le coffre principal, un cube d’acier aux murs entièrement constitués de tiroirs blindés.
Grainger se tourna vers ses visiteurs avec une satisfaction évidente.
— Messieurs, voici le coffre central. Même ici, le diamant bénéficie d’une protection supplémentaire, au cas où l’un de nos fidèles employés serait tenté de s’en emparer. Comme vous allez le constater, il est enfermé dans un coffre à l’intérieur de ce coffre, et la présence de quatre dirigeants d’Affiliated Transglobal est nécessaire pour que l’on puisse l’ouvrir : moi-même, Rand Marconi, Skip McGuigan et Poster Lord.
Les collègues de Grainger auraient pu être frères. Tous les trois chauves et vêtus du même costume perle, ils affichaient un sourire ravi, fiers de tenir pour une fois les premiers rôles.
Une porte blindée, trouée de quatre serrures horizontales surmontées d’une diode lumineuse rouge, trahissait la présence d’un coffre intérieur au fond de la pièce.
— Ce coffre ne pourra être ouvert qu’une fois les portes extérieures refermées.
Des moteurs se mirent à ronronner, accompagnés de cliquetis d’engrenages.
— Nous sommes à présent enfermés, et les portes extérieures resteront bloquées tant que le coffre intérieur n’aura pas été reverrouillé. Même s’il prenait à l’un d’entre nous la fantaisie de voler le diamant, il ne pourrait pas s’enfuir ! plaisanta Grainger avant d’ajouter :
— Messieurs, vos clés !
Dans un même geste, ses trois collaborateurs tirèrent de leur poche une minuscule clé.
— Nous avons fait installer un petit bureau à l’intention de M. Kaplan, précisa le PDG en désignant une jolie table dressée à l’écart.
Kaplan la regarda avec une moue revêche.
— Vous êtes prêt ? lui demanda Grainger.
— Apportez-moi le diamant, répondit Kaplan avec brusquerie.
— Messieurs ? fit Grainger en adressant un signe de tête à ses collaborateurs.
Chacun des quatre hommes introduisit sa clé dans une serrure. Le temps de se concerter du regard, et ils tournèrent simultanément les clés. La diode lumineuse passa au vert et la porte du coffre s’ouvrit dans un déclic, dévoilant huit tiroirs numérotés.
— Le tiroir numéro 2, précisa Grainger.
Il se pencha en avant et ouvrit un compartiment dont il retira une boîte métallique de couleur grise qu’il plaça cérémonieusement sur la petite table, devant Kaplan. Le gemmologue s’assit et disposa méticuleusement autour de lui toute une collection d’outils et de loupes, puis il déroula un carré de velours noir au centre du bureau. Debout en arc de cercle derrière lui, les autres ne perdaient pas un seul de ses gestes, à l’exception du garde qui se tenait légèrement en retrait, les bras croisés.
Enfin, Kaplan enfila une paire de gants de chirurgien.
— Je suis prêt. Donnez-moi la clé.
— Je suis désolé, monsieur Kaplan, mais je suis la seule personne autorisée à ouvrir la boîte, s’interposa le directeur de la sécurité.
— Alors allez-y, répliqua Kaplan avec un geste d’impatience. Et faites attention de ne pas le faire tomber. Les diamants sont peut-être durs, mais ils cassent comme du verre.
Beck fit tourner la clé et souleva le couvercle. Tous les regards étaient rivés sur la boîte.
— Surtout, ne le touchez pas avec vos doigts moites, s’interposa Kaplan d’une voix acide.
Beck recula de quelques pas. Kaplan tendit la main, retira le diamant de la boite aussi négligemment que s’il s’était agi d’une balle de golf et le déposa sur le carré de velours avant de déplier une loupe.
— Je suis désolé, s’exclama-t-il brusquement d’un ton excédé en se redressant, mais je ne vois pas comment je pourrais travailler convenablement avec autant de témoins dans mon dos. Messieurs, je vous en prie !
— Bien sûr, bien sûr, tenta de le calmer Grainger. Reculons-nous afin de laisser un peu de place à M. Kaplan.
Tous firent quelques pas en arrière et Kaplan reprit son examen. Il commença par saisir la pierre à l’aide d’une pince à quatre branches et la retourna, puis il approcha son œil de la loupe.
— Passez-moi le filtre Chelsea, commanda-t-il sur un ton autoritaire Sans s’adresser à personne en particulier.
— Euh … de quoi s’agit-il ? s’enquit Beck.
— Cet objet allongé de couleur blanche.
Le directeur de la sécurité s’en empara et le tendit à Kaplan. Ce dernier l’ouvrit et examina longuement la pierre en grommelant des paroles inintelligibles entre ses dents.
— Tout se passe comme vous te souhaitez, monsieur Kaplan ? lui demanda aimablement Grainger.
— Non.
Un courant électrique traversa la pièce.
— Vous avez assez de lumière ? insista le PDG.
Un silence glacial lui répondit.
— Passez-moi le DiamondNite. Non, pas ça. L’autre.
Beck lui tendit un curieux objet à l’extrémité pointue avec lequel Kaplan effleura la pierre. L’appareil émit un léger bip et une diode verte s’alluma.
— Hmmra... Du moins savons-nous qu’il ne s’agit pas de moissanite, grinça le gemmologue en repassant l’appareil à Beck qui n’avait pas l’air particulièrement heureux de jouer les assistants.
— Le polariscope, s’il vous plaît.
Beck hésita entre deux ou trois accessoires avant de lui tendre le bon.
Kaplan poursuivit son examen, manifestement mécontent, puis il se leva et se tourna vers son auditoire.
— Tout ce que je puis vous dire à ce stade, avec cet éclairage épouvantable, c’est qu’il s’agit probablement d’un faux. Un faux magnifique, mais un faux tout de même.
On aurait pu entendre une mouche voler. du coin de l’œil, Smithback observa Collopy : le directeur était blanc comme un linge.
— Si je comprends bien, vous n’en êtes pas sûr, intervint Grainger.
— Comment pourrais-je être sûr de quoi que ce soit ? Quel expert accepterait de remettre un avis après avoir examiné un diamant de couleur tel que celui-ci à la lueur de néons ?
Grainger rompit le premier le silence.
— Dans ce cas, n’était-il pas préférable que vous apportiez votre propre lumière ? suggéra-t-il.
— Ma propre lumière ? s’écria Kaplan. Cher monsieur, j’avoue être surpris par tant d’ignorance. Nous avons affaire à un diamant de couleur d’une gradation particulièrement élevée, qui ne s’examine pas à n’importe quelle lumière. Pour être en mesure de vous donner un diagnostic sérieux, j’aurais besoin de vraie lumière, c’est-à-dire de lumière naturelle. C’est la seule solution. Personne ne m’avait prévenu que j’étais censé examiner le plus beau diamant du monde à la lumière d’un vulgaire néon. C’est une véritable injure à la profession que je représente.
— Vous auriez mieux fait de le dire dès le départ, le coupa Beck.
— Excusez-moi, cher monsieur, mais j’étais convaincu d’avoir affaire à une compagnie sérieuse, suffisamment versée dans le domaine des pierres précieuses. Jamais je n’aurais imaginé être contraint d’examiner un diamant dans un coffre au fin fond d’un sous-sol, sous le regard d’une demi-douzaine de curieux qui observent mes faits et gestes comme si j’étais un singe en cage. Vous m’avez demandé un diagnostic, je préciserai donc qu’il s’agit peut-être d’un faux, sous réserve de pouvoir examiner la pierre à la lumière naturelle,
Kaplan croisa les bras en fusillant le PDG du regard.
— Très bien, articula péniblement Smithback en prenant des notes tant bien que mal. J’ai ce qu’il faut pour mon article.
— Votre article ? réagit Collopy en le regardant. Mais vous n’avez rien de concluant !
— C’est bien mon avis, acquiesça Grainger d’une voix blanche. Ne nous emballons pas
Smithback haussa les épaules.
— Mon informateur m’avait prévenu que ce diamant était un faux, et M. Kaplan nous confirme que c’est possible.
— Vous le dites vous-même. C’est possible, mais ce n’est pas confirmé, répliqua Grainger.
— Une petite minute ! les interrompit Collopy en se tournant vers le gemmologue. Vous avez besoin de lumière naturelle, c’est bien ça ?
— Qu’est-ce que je viens de vous dire ?
Collopy se tourna vers Grainger.
— Il doit bien y avoir un endroit dans cet immeuble où examiner ce diamant à la lumière naturelle.
Comme personne ne lui répondait, Collopy poursuivit sur un ton exaspéré :
— Écoutez Grainger, c’est à vous qu’a été confiée la responsabilité de cette pierre.
— Évidemment, nous aurions pu l’emporter jusqu’à la salle du conseil d’administration au septième étage. Ce n’est pas la lumière qui manque.
— Sans vouloir vous contredite, monsieur Grainger, s’interposa Beck, mais le règlement est très strict à ce sujet : le diamant ne peut quitter le coffre.
— Mais enfin, vous avez entendu ce qu’a dit monsieur. Il a besoin de lumière.
— Sauf votre respect, monsieur le directeur, j’ai des Instructions bien précises et personne ne peut les changer, pas même vous.
Le PDG leva les bras au ciel.
— C’est ridicule ! La situation est grave et il doit bien y avoir un moyen de contourner le règlement.
— Uniquement si l’assuré nous y autorise par écrit dans un document certifié par un officier ministériel.
— Mais voilà 1a solution ! Le directeur du Muséum est ici présent et Lord est officier ministériel. N’est-ce pas, Foster ?
Lord acquiesça.
— Professeur Collopy, êtes-vous prêt à nous donner l’autorisation nécessaire ?
— Absolument. La question doit être tranchée sur-le-champ.
Le malheureux Collopy était livide.
— Foster, je vous demanderai de bien vouloir rédiger ce document.
— En tant que responsable de la sécurité, je vous déconseille formellement de prendre une telle décision, intervint Beck d’une voix calme.
— Monsieur Beck, rétorqua Grainger, je vous sais gré de votre vigilance, mais je ne crois pas que vous ayez pris la mesure de la situation. La police du Muséum s’élève à 100 millions de dollars, mais le Cœur de Lucifer fait l’objet d’un avenant spécifique. Il prévoit notamment que le montant de notre responsabilité est illimité tant que nous assurons nous-mêmes la garde de cette pierre. En cas de problème, nous serions contraints de rembourser le montant fixé par l’Institut américain de gemmologie, quel qu’il soit. Vous comprendrez donc qu’il est absolument indispensable de savoir si ce diamant est authentique.
— Il n’en reste pas moins que je suis personnellement hostile à ce que cette pierre sorte du coffre.
— J’en prends bonne note. À présent, Foster, si vous voulez bien rédiger ce document afin que le professeur Collopy puisse le signer.
Le secrétaire général tira de la poche de sa veste une feuille de papier sur laquelle il traça quelques lignes. Collopy, Grainger et McGuigan apposèrent leur signature au bas du document et Lord le contresigna.
— Allons-y, ordonna le PDG.
— Je vais demander une escorte, fit Beck, l’air sombre.
Sous le regard apeuré de Smithback, le directeur de la sécurité sortit un pistolet de l’étui qu’il portait à la ceinture, vérifia qu’il était chargé, ôta le cran de sûreté et remit l’arme en place.
Kaplan s’apprêtait à soulever le diamant à l’aide de la pince à quatre branches lorsque Beck l’arrêta d’un geste.
— Je m’en occupe, monsieur Kaplan, dit-il posément.
Il prit la pince des mains du gemmologue et saisit la pierre qu’il reposa dans son écrin. Il referma la boîte, la verrouilla, glissa la clé dans sa poche et mit la boîte sous son bras.
Ils attendirent tous que Kaplan ait rassemblé ses outils, puis le coffre intérieur fut refermé afin que les portes extérieures puissent se rouvrir.
Le petit groupe franchit successivement les trois seuils blindés. Une unité de sécurité les attendait devant la porte principale, et ils rejoignirent les ascenseurs sous bonne escorte. Moins de cinq minutes plus tard, Smithback et ses compagnons pénétraient dans une salle de réunion habillée de bois exotique. Une dizaine de baies vitrées permettaient à la lumière extérieure de rentrer à flots.
Beck posta deux de ses hommes dans le couloir, puis il referma la double porte et la verrouilla.
— Je vous demanderai de vous éloigner de la table, déclara-t-il La pièce vous convient-elle, monsieur Kaplan ?
C’était un homme transformé qui lui répondit.
— C’est parfait ! s’exclama-t-il avec un large sourire.
— Où souhaitez-vous vous installer ?
Kaplan lui désigna un siège au coin de la table de réunion, entre deux baies vitrées.
— Asseyez-vous, je vous en prie.
Le gemmologue sortit à nouveau ses outils, étala devant lui le carré de velours et demanda :
— La pierre, je vous prie ?
Beck déposa la boîte devant lui, la déverrouilla et l’ouvrit, découvrant le diamant au creux de son écrin
Kaplan avança la main, saisit la pierre à l’aide de sa pince et demanda qu’on lui apporte une double loupe Grobet. Il examina longuement la pierre à l’aide de la lentille gauche, puis de la droite, puis des deux à la fois. Le diamant, traversé par la lumière, projetait sur les murs de la pièce des myriades de points cannelle d’une intensité rare.
Plusieurs minutes s’écoulèrent dans un silence religieux. Smithback retenait son souffle. Enfin, Kaplan reposa lentement le diamant sur son carré de velours, retira sa loupe et tourna vers son auditoire un sourire radieux.
— Oui, c’est une pure merveille. La lumière naturelle fait toute la différence. Eh bien, messieurs, je suis à présent en mesure de vous affirmer sans le moindre doute qu’il s’agit bien du Cœur de Lucifer.
On aurait cru que la pièce tout entière recommençait à respirer.
— Monsieur Beck ? fit Kaplan en l’appelant d’un geste. Vous pouvez le ranger. Avec la pince, bien évidemment.
— Dieu soit loué, soupira Grainger en prenant la main de Collopy entre les siennes.
— Dieu soit loué en effet, rétorqua Collopy en s’épongeant le front de sa main libre. Je vous avoue avoir passé un mauvais moment tout à l’heure.
Beck, l’air toujours aussi sombre, voulut s’emparer de la pierre à l’aide de la pince. Au même instant. Kaplan le bouscula en voulant se relever.
— Oh, je suis désolé !
Tout alla ensuite très vite ; Kaplan tenait le diamant dans une main et l’arme de Beck dans l’autre, le canon pointé sur le chef de la sécurité. Le pistolet aboya à trois reprises dans un bruit de fin du monde et les balles passèrent au ras du visage de Beck avant de se ficher dans le mur. Tout le monde plongea au sol d’un même mouvement, Beck y compris.
L’instant d’après, Kaplan avait disparu, empruntant la porte que tout le monde croyait verrouillée.
Beck se releva d’une détente.
— Arrêtez-le ! Ne le laissez pas s’enfuir !
Smithback se redressa, les oreilles bourdonnantes. Par la porte ouverte, il vit les deux gardes, abasourdis, se relever et se lancer à la poursuite du fuyard en dégainant leurs armes.
— Il a pris le diamant ! s’écria Collopy en se relevant à son tour. Il a pris le Cœur de Lucifer ! Mon Dieu, faites quelque chose ! Rattrapez-le !
Beck avait déjà sorti sa radio.
— Allô ! Le PC sécurité ? Ici Samuel Beck. Bloquez immédiatement toutes les issues ! Que personne ne sorte ! On ne laisse plus rien passer. Ni courrier, ni poubelle, ni personne, rien de rien ! Vous m’entendez ? Bloquez les ascenseurs, verrouillez les cages d’escalier. Alerte maximum ! Que tous les personnels de sécurité disponibles se lancent à la recherche de George Kaplan. Faites des tirages de son visage à partir de la caméra de surveillance de l’entrée. Personne n’est autorisé à quitter l’immeuble tant qu’un cordon de sécurité n’a pas été mis en place. Non, rien à foutre des consignes incendie ! C’est un ordre ! Arrangez-vous pour trouver un appareil à rayons X avec du personnel qualifié et installez-le tout de suite à l’entrée de la 6ème Avenue. Il s’agit de vérifier que personne n’a pu avaler ou cacher sur lui un diamant de grosse taille.
Beck relâcha le bouton de sa radio et se tourna vers ses compagnons :
— En attendant, aucun d’entre vous ne quitte cette pièce sans mon autorisation.
Deux longues heures plus tard, Smithback faisait la queue avec des centaines d’employés d’Affiliated Transglobal. Une queue impressionnante, qui serpentait à travers le grand hall d’entrée et faisait plusieurs fois le tour de la colonne d’ascenseurs. À l’autre extrémité du hall, des spécialistes manipulaient des chariots entiers de paquets et de lettres qu’ils examinaient un par un à l’aide d’une machine à rayons X d’aéroport. Kaplan était introuvable et Smithback savait déjà qu’on ne le trouverait jamais.
Son tour approchait et il distingua les éclats de voix des quelque râleurs inévitables qui refusaient avec véhémence de passer, aux rayons X. La plus grande Confusion régnait dehors où une meute de journalistes, dans un kaléidoscope de gyrophares, faisait le pied de grue devant l’entrée de l’immeuble, protégée par une nuée de camions de pompiers et de voitures de police. L’un après l’autre, les employés faisaient l’objet d’une fouille poussée avant d’être passés aux rayons X et de retrouver la grisaille de cet après-midi de janvier sous les applaudissements des badauds et les crépitements des flashes.
Smithback s’en voulait de transpirer autant, mais sa nervosité ne faisait qu’augmenter au fur et à mesure qu’il approchait de la sortie. Il jura intérieurement pour la millième fois, furieux de s’être laissé embarquer dans une pareille aventure. Il avait déjà subi l’humiliation de deux fouilles au corps et pouvait toujours se consoler en se disant que ses compagnons avaient tous subi le même sort, à l’insistance de Collopy qui, le premier, avait montré l’exemple. Même Beck y était passé. Collopy, au comble de l’énervement, avait longuement entrepris Smithback, espérant le convaincre de ne pas souffler mot de l’affaire à ses lecteurs : Le pauvre, s’il avait su...
Putain, mais qu’est-ce qui t’a pris d’accepter un truc pareil ?
Il ne restait plus qu’une dizaine de personnes devant lui. Les gens passaient les uns derrière les autres dans une espèce de cabine téléphonique pendant que cinq techniciens vérifiaient la moindre anomalie sur leurs écrans de contrôle. Devant lui, un type écoutait la radio sur un petit transistor, une grappe de collègues autour de lui. Comment la nouvelle avait-elle pu circuler aussi vite ? Le véritable Kaplan avait apparemment été relâché indemne devant chez lui une demi-heure plus tôt, et la police était actuellement en train de l’interroger. Quant au faux Kaplan, personne ne savait encore qui il était.
Plus que deux personnes. Smithback, la gorge serrée, avait du mal à avaler sa salive et son estomac faisait des bonds. Le plus dur restait à faire.
Son tour arriva enfin. Deux techniciens commencèrent par le positionner sur un tapis de sol sur lequel étaient peints deux pieds jaunes, puis ils entreprirent de le fouiller, un peu trop longuement à son goût. Ils examinèrent sa carte de presse et le badge d’accès qui lui avait été délivré à son arrivée à 13 heures, lui firent ouvrir la bouche et s’assurèrent qu’il ne dissimulait rien sous sa langue à l’aide d’une canule. Enfin, ils ouvrirent la porte de la cabine et lui demandèrent d’y pénétrer.
— Ne bougez pas, les bras bien sur le côté. Regardez droit devant vous...
Net, rapide, efficace. Un léger bourdonnement, et Smithback vit les deux techniciens s’attarder longuement sur leur écran avant de lui adresser un signe de tête.
Au même instant, un autre technicien ouvrit la porte et le tira par le bras.
— Vous pouvez y aller, dit-il en lui montrant la sortie.
En lui lâchant le bras, le technicien le bouscula légèrement.
Smithback se dirigea vers la grande porte tournante, jamais quelques mètres ne lui avaient paru aussi longs.
Une fois dehors, il remonta la fermeture éclair de son manteau sous le feu des flashes, évita de répondre aux journalistes qui le bombardaient de questions, se fraya un chemin à travers la foule.et s’éloigna d’un pas raide sur l’avenue des Amériques. Arrivé a la 56e Sue, il héla un taxi et se glissa sur la banquette arrière en donnant son adresse au chauffeur. Tandis que le taxi s’infiltrait dans le flot des voitures, Smithback se retourna afin de s’assurer que personne ne le suivait.
Pleinement rassuré, il s’affaissa sur la banquette et glissa une main dans son manteau. Là, sagement calé au fond de sa poche, se trouvait le Cœur de Lucifer.